En 2014, Alexandre Li a été attaqué dans la rue par des activistes du mouvement national-socialiste « Restrukt ». Il a subi de nombreux coups à la nuque et au dos. Près de cinq ans plus tard, il raconte comment il a recommencé à marcher et à quoi ressemble la vie après une agression.
A l’été 2014, Sacha (Alexandre) rentrait du travail quand un groupe de jeunes gens se sont mis à courir vers lui près du métro Sokol. C’étaient des activistes du mouvement d’extrême-droite « Occupy-Narcophilia », créé par le nationaliste Maxim Martsinkevitch, dit Tesak. Sacha Li n’a pas été la seule victime d’ « Occupy », et en 2019, tous les agresseurs ainsi que l’idéologue du groupuscule purgent une peine de prison ou ont été condamnés à une peine avec sursis. Cinq ans après l’agression, Sacha est venu à Moscou depuis la Corée du Sud avec sa petite amie Olessia. Nous les avons rencontrés et avons discuté avec Sacha de sa vie après l’attaque.
– Essayons de nous rappeler ce qui s’est passé. Parle-nous de l’agression : qu’est-ce que tu as fait, qu’est-ce que tu as ressenti sur le moment ?
– C’était incompréhensible, rapide. Il était encore tôt, environ neuf heures du soir. J’attendais le tramway à l’arrêt près de la station Sokol. Une femme a crié à côté de moi, elle m’a dit de me retourner, j’ai regardé derrière moi et je les ai vus courir. Des jeunes types avec les cheveux courts et des matraques télescopiques. L’un d’entre eux a levé sa matraque, et j’ai compris qu’ils venaient juste me frapper.
– Tu savais déjà à quoi ressemble une matraque télescopique ? Waouh.
– Ben, je suis un mec. En plus, avant ça j’avais déjà eu à croiser des skinheads, deux fois. Là, je n’ai pas tout de suite compris qui ils étaient, jusqu’à ce que commencent les cris : « Arrête ! », «Je vais te tuer ! », « Je vais te planter ! ». Ils m’ont beaucoup insulté : « cul noir », « yeux bridés », beaucoup de mots vulgaires. J’ai été surpris qu’il y ait une fille parmi eux (Elizaveta Simonova, dite « Lutaya » – note de l’auteur), ça m’a vraiment étonné. Elle filmait.
Ils m’ont rattrapé, m’ont saisi par l’épaule, et m’ont fait me retourner. D’abord il y a eu quelques coups, et ensuite ils ont commencé à m’asperger la tête avec trois sprays au poivre : les yeux, les oreilles, la bouche, le nez – tout a été arrosé de spray au poivre. Et ensuite, une fois que j’étais désorienté, ils ont commencé à me frapper. Je suis tombé, puis je me suis redressé, puis je me suis relevé sur mes jambes – je voulais voir ce qui se passait derrière moi. Je me suis retourné et la dernière chose que j’aie vue, c’est un type qui s’apprête à me frapper avec sa matraque télescopique, il me frappe, et là, je m’effondre. Je suis resté conscient, mais à partir de ce moment je n’ai plus rien senti.
– A quoi tu pensais à ce moment-là ?
– Je crois que je ne pouvais penser à rien. Les premiers coups ne m’ont pas fait particulièrement mal, et ensuite, quand ils m’ont frappé dans le dos, tout s’est complètement éteint. Mes terminaisons nerveuses ont été endommagées, je ne sentais plus rien.
Après m’avoir immobilisé, ils ont commencé à me fouiller. Quelqu’un s’était assis sur mon dos et me maintenait au sol. Ils ont sorti tout l’argent de mon sac, et ont remis le portefeuille vide dans mon jean. Ils ont déverrouillé mon téléphone et ont commencé à regarder mes contacts. Ils ont commencé à me poser des questions : « Où est la drogue, où est l’argent ? » ça m’a beaucoup surpris. J’ai répondu : « Quelle drogue ? Quel argent ? » Les deux premières fois, c’est Makarov (Andreï Makarov, condamné en 2016 à six ans de prison – note de l’auteur) qui m’a posé les questions. Ils devenaient nerveux quand je ne répondais pas. Ils me prenaient par les cheveux, me frappaient à la tête.
Ensuite ils ont discuté de quelque chose entre eux, ils se sont levés, se sont retournés et ont couru vers le métro. Lisa a été la dernière à s’enfuir. Il faisait jour, il y avait beaucoup de monde. Mais personne ne s’était approché pendant qu’ils me tabassaient.
– Quand ils se sont enfuis, quelqu’un t’a aidé ?
– Oui, quelques mecs sont venus vers moi et m’ont dit « On va t’aider ». Je leur ai demandé de ne pas me toucher et de me donner de l’eau : j’avais affreusement soif. Deux d’entre eux m’ont relevé sous les bras et m’ont assis sur la bordure du trottoir, mais j’en suis tout de suite retombé. A ce moment-là, je ne comprenais pas que j’étais paralysé. Simplement, rien ne marchait, et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. Les mêmes mecs ont appelé les secours et la police. Au bout de deux ou trois minutes un autre homme en civil est arrivé et s’est présenté comme un policier. Ensuite l’ambulance est arrivée, la police est arrivée, il y avait vraiment beaucoup de monde.
J’ai compris que j’étais paralysé seulement à l’hôpital, au bout d’un certain temps. Ça a été un choc. Je ne pouvais pas y croire. Ensuite, j’ai parlé avec mon médecin : selon lui, il y avait 90 % de chances que je ne me lève plus jamais. Je pensais que tout était fini : la vie s’était arrêtée, terminée.
Il n’y avait personne à mes côtés. J’étais entièrement seul. Puis, un ami m’a retrouvé. Et il a commencé à faire quelque chose : ses voisins, qui avaient leur propre cabinet d’avocats, m’ont aidé eux-mêmes au début, puis ils ont trouvé « Assistance civile ». Bien sûr, un certain espoir a fini par apparaître – mais ça, c’était seulement au bout d’un mois, un mois et demi. Avant ça, tout était comme dans un cauchemar. C’était très dur, je refusais de manger : la dépression était trop forte.
– Comment tu t’es senti par la suite, comment se sont déroulées les opérations ? Combien d’argent tu as dû dépenser pour tout ça, et comment les dons t’ont aidé ?
– Je suis sorti de l’hôpital en octobre, presque cinq mois plus tard, et j’ai pris l’avion pour rentrer chez moi, à Tachkent. Là-bas, j’ai essayé de me soigner moi-même, je suis allé à Kaliningrad en avion, dans une clinique. En Ouzbékistan, la médecine n’est pas très bonne. J’étais encouragé, bien sûr, mais je prenais des montagnes de médicaments, sans résultat. De l’arthrose des hanches a commencé à se développer : c’était un effet secondaire des médicaments hormonaux. Une fracture de la tête du péroné n’a été trouvée qu’en 2016, et ça a été la goutte d’eau : je ne pouvais plus me lever, je ne pouvais plus dormir, je ne pouvais plus manger. Chaque mouvement me faisait tellement mal que je prenais des antidouleurs par boîtes entières.
En septembre 2016, on m’a opéré pour la première fois à Tashkent : une prothèse de la tête de l’articulation de la hanche. En novembre, mon père m’a fait venir pour de la rééducation – il vit en Corée du Sud. J’ai passé trois mois à la maison à attendre l’assurance, mais ça valait le coup : mon assurance coûte 100 dollars par mois et couvre 90 % des soins, même l’implant lui-même. Quand j’ai eu ma deuxième opération, cette fois en Corée, l’intervention elle-même a coûté 18 millions de wons, mais grâce à l’assurance j’ai payé en tout 1 800 000 wons, soit environ 1700 dollars.
Les deux opérations se sont bien passées : il y a tout de suite eu une amélioration. Je ne sais pas combien nous avons dépensé en tout : pendant un certain temps, on a compté, jusqu’à environ 20000 dollars, mais ensuite on a perdu le compte. « Assistance civile » a récolté plus de 5000 dollars pour mes soins. Ça a été une aide appréciable – près du quart des dépenses totales.
Pour être honnête, je ne m’attendais pas à ce que les gens fassent des dons. C’était comme si j’avais recommencé à croire en les gens. De temps en temps des gens me parlaient en personne : il y a une femme qui m’appelait d’Israël, qui m’envoyait de l’argent à Tachkent, qui me demandait comment j’allais, ce qui s’était passé, comment je me sentais. Une autre femme m’écrivait, et des blogueurs, des journalistes.
Les gens me posaient des questions, et je répondais. Il n’y avait pas d’agressivité, ni de soif de vengeance.
– Je suppose que ce n’est pas encore fini ? Que disent les médecins ?
– Pour l’instant ils m’ont dit qu’il n’y a besoin de rien d’autre, à part me reposer. Là, je vais retourner en Corée. Là-bas il y a une salle de sport, de la rééducation. C’est beaucoup de travail, trois-quatre heures par jour. Mais je m’en sors bien : quand les médecins coréens ont vu les résultats de mon IRM, ils n’en revenaient pas que je puisse marcher avec un tel traumatisme. Mais je marche. C’est douloureux, mais c’est mieux que de rester allongé.
– Qu’est-ce qui a changé pour toi pendant ces quatre ans et demi ?
– Je ne sais pas, je veux juste vivre le reste de ma vie tranquillement. Je n’ai pas de rancœur qui me ferait les détester : je sais bien que c’était simplement des enfants sans cervelle. J’y ai beaucoup réfléchi : est-ce que c’est ma faute, est-ce que c’était un simple concours de circonstances… Mais je n’arrive toujours pas à comprendre : pour quoi ? Je me suis tellement posé cette question, mais je n’ai pas vu en quoi j’étais coupable à l’époque, et je ne le vois toujours pas maintenant. Au début il y a eu de la colère, une envie de leur faire la même chose, mais je m’en éloigne rapidement. Ce qui s’est passé, on ne peut pas le défaire – ces minutes, ces secondes. Et puis quand je me suis remis sur mes jambes, mon humeur s’est améliorée : j’étais resté couché tout ce temps, je pensais que ce serait comme ça toute ma vie.
Je n’en revenais pas de ces gamins au tribunal : assis dans leur cage, ils bavardaient, ils se sentaient imposants, décontractés… Pour moi, c’est dingue. Tout ça vient probablement de la famille, mais comment ça peut exister reste un mystère pour moi.
– Est-ce que tout ça a changé ta perception du monde ? Je vois que vous avez peur de beaucoup de choses – prendre les trains de banlieue, par exemple. Pourquoi ? Parle-nous un peu de ça.
– Ben, déjà, c’est difficile : mes jambes me font mal. Mais il y a aussi un peu de peur. En Russie, je ressens tout ça très fortement. Avant, je percevais Moscou différemment, j’étais plus confiant. Maintenant je n’irais nulle part la nuit, alors qu’avant je le faisais. Je ne voulais pas du tout revenir ici, d’ailleurs, mais j’y suis obligé : Olessia a de la famille ici, et moi aussi j’y ai des choses à faire – les tribunaux. Mais en Corée, il n’y a pas tout ça. Là-bas, c’est complètement tranquille.
– Comment c’est de vivre dans un pays où tu fais l’objet de haine, seulement parce que ton apparence est différente ?
– Là par exemple, je viens d’arriver, et il y a cette sensation que les gens me regardent de travers, pas gentiment. Mais je ne suis pas une personne conflictuelle, j’ai toujours trouvé un terrain d’entente avec tout le monde. N’empêche, je suis quand même un étranger ici, et j’ai entendu beaucoup d’histoires différentes. La majorité de la population de l’Ouzbékistan est déjà venue ici pour travailler, ne serait-ce qu’une fois. Et tous ont été, d’une manière ou d’une autre, confrontés à cette haine : des humiliations, des injures, des insultes. Moi je suis né et j’ai grandi en Ouzbékistan, et là-bas, même si c’est un pays multiethnique, les gens sont accueillants, gentils. Il n’y a pas ça, le fait que certains n’aiment pas les Russes, et que d’autres n’aiment pas tel ou tel…
– Tu as entendu parler d’autres histoires ? Celles de Djoumakhon Karimov, de Soulaimon Saidov ?
– Oui, j’ai lu l’histoire de Soulaimon, à qui on a tiré dans l’œil, tout s’est terminé tellement violemment. Il me fait beaucoup de peine – si c’était possible, je l’aiderais.
– As-tu encore des questions non posées pour ceux qui t’ont agressé ?
– Non.
– Donc pour toi, c’est un chapitre clos ?
– Je n’ai qu’un seul souhait : qu’ils soient enfermés pour toujours, isolés de la société des gens normaux. Pour qu’ils ne gâchent la vie de personne d’autre.
– Parle-nous un peu de toi. D’où viens-tu, de quelle famille ? Comment ta famille s’est-elle retrouvée en Ouzbékistan – vous êtes ethniquement coréens, c’est bien ça ?
– Mes parents sont nés en Ouzbékistan, mais ma grand-mère était une personne déplacée d’Extrême Orient.
C’était un déplacement forcé de réfugiés coréens, c’est Staline qui décidait des déportations. Ils ont été envoyés au Kazakhstan et au Kirghizistan, en Ouzbékistan et au Tadjikistan – dans les marais, sur les terres infertiles. Ils y ont simplement été conduits par des soldats, et les réfugiés ont commencé à devoir survivre là-bas.
Je suis né dans la petite ville d’Ourguentch. Mon père travaille dans les télécommunications, et ma mère est comptable. La ville est petite, il y a beaucoup de Coréens, mais entre nous on parlait tous russe. Après l’école, je suis allé à l’université à Tachkent pour faire des études d’économie, mais je ne les ai pas terminées, parce que même aux boursiers, ils demandaient beaucoup de pots-de-vins. Au début je suis retourné chez mes parents, mais ensuite je me suis marié, j’ai eu un enfant, et en 2007 j’ai pris la décision d’aller travailler à Moscou.
– Et comment as-tu déménagé à Moscou ? Qu’est-ce que tu faisais ici ?
– Mes frères étaient déjà ici : je suis arrivé, ils sont venus me chercher, j’ai habité avec eux. La ville est grande, la place Rouge est belle. Cela faisait longtemps que je voulais venir, j’étais content. Le troisième jour après mon arrivée, je suis déjà allé au travail : j’étais serveur dans un restaurant japonais rue de 1905.
Mais dans l’ensemble la vie de migrant est très dure. Le plus dur, c’est de trouver de l’argent. Du fait des crises, des nouvelles lois, c’est devenu encore plus dur. En règle générale, tout le monde travaille là où il peut. Et il me semble que ça affecte très fortement une personne, de faire quelque chose qui ne lui plaît pas.
– Et maintenant, qu’est-ce que tu fais ? Où est-ce que tu vis ?
– En ce moment je vis en Corée du Sud, à Sinchang. Olessia y travaille, et j’ai été obligé de déménager là-bas. En Corée toutes les villes sont petites : dans la nôtre, il y a environ 20 000 habitants, et c’est très calme. Les gens sourient tout le temps, bizarrement, tout le monde est toujours de bonne humeur. En deux ans je me suis tellement habitué à voir ces gens positifs, que là je viens d’arriver à Moscou, et je ne comprends pas comment j’ai fait pour vivre ici. Là-bas c’est très beau, surtout à l’automne et au printemps. En Corée il y a beaucoup de montagnes, même dans la ville elle-même il y a des montagnes, du vert.
Je voulais travailler, mais pour l’instant on ne me prend nulle part. Il n’y a pas beaucoup de travail facile pour les gens simples là-bas, et le travail physique ne me convient pas, à cause de mes problèmes de santé. Je pense que je pourrais acheter une voiture, travailler avec une voiture, mais pour l’instant, je n’ai pas d’argent. Sans argent, c’est difficile partout.
Pour l’instant, j’apprends la langue : je me suis inscrit à des cours gratuits dans un centre d’aide aux étrangers. Petit à petit j’ai appris l’alphabet, je commence à comprendre, lire, écrire.
– Parle-nous d’Olessia : comment et où vous vous êtes rencontrés ?
– Sur Facebook ! Je lisais sans arrêt ses commentaires, encore et encore, et j’ai fini par décider de lui écrire. On a fait connaissance et pendant cinq mois on s’est parlé uniquement dans les commentaires, sans même s’envoyer de messages privés. Ensuite on a commencé à s’envoyer des messages, on a échangé nos numéros de téléphone, on a commencé à s’appeler, et voilà, maintenant on vit ensemble.
– Qu’est-ce que tu penses faire à l’avenir ?
– Je ne sais pas, c’est difficile à dire. Il faut sans doute qu’on achète un logement, on a très envie d’une maison. Mais pour l’instant, on n’arrive pas à décider où. Olessia veut vivre dans le kraï de Krasnodar, dans un endroit tranquille. Elle pense que ce n’est pas possible de passer toute notre vie en Corée. Et c’est vrai que c’est difficile là-bas, même mourir coûte très cher – un enterrement coûte environ 20 000 dollars. Mais pour l’instant, je n’arrive pas à me décider. Je me plais plus là-bas qu’en Russie.
Texte et photographies : Elena Srapian